Étudier l’Économie sociale et solidaire en temps de crise : panorama des enjeux et des défis
Depuis treize ans, novembre est le mois de l’Économie sociale et solidaire(1) (ESS). Des événements sont organisés par des acteur-ice-s de terrain et des chercheur-se-s afin de valoriser les initiatives des organisations relevant du champ de l’ESS. Celui-ci, qui s’enracine dans le projet associationniste émergeant à partir du XIXème siècle, n’a été défini légalement qu’en 2014(2). Il recouvre les associations, les mutuelles, les coopératives, les fondations ainsi que des entreprises à statut commercial appliquant les principes de l’ESS : l’objectif d’utilité sociale, la gouvernance démocratique, la non-distribution des réserves obligatoires et l’utilisation des bénéfices pour développer l’activité.
L’importance des structures de l’ESS pour l’économie, l’inclusion sociale et le dynamisme des territoires est parfois méconnue du grand public. Chercheuse en sciences de gestion, j’ai choisi d’étudier ces organisations et plus particulièrement les relations qu’elles entretiennent avec les acteurs publics, sur lesquelles j’ai réalisé ma thèse. Aujourd’hui membre d’une Chaire réunissant une communauté de chercheur-se-s autour de l’ESS(3) et de plusieurs réseaux inter-chaires, je constate que notre objet de recherche fait souvent l’objet de représentations erronées. Cela s’explique en grande partie par le manque de visibilité de la contribution économique et sociale des structures de l’ESS, qui est pourtant documentée. L’ESS représente 14% des emplois privés et 10% du PIB en France (INSEE) dans des domaines très variés (médico-social, culture et sport, banques et assurance, agriculture…). Au-delà de ce poids économique, qui est croissant, elle a une contribution sociale majeure : les structures diverses qu’elle recouvre portent un projet de société centré sur la solidarité, l’inclusion, la citoyenneté et la durabilité. L’ESS est une source d’innovations sociales. Elle regroupe des structures employeuses et des structures reposant partiellement ou entièrement sur le bénévolat. L’ESS est omniprésente dans le quotidien des citoyen-ne-s, de leur prime enfance à leur vieillesse. Les structures de l’ESS prennent notamment en charge des pans conséquents des politiques sociales. On estime ainsi que les associations, forme organisationnelle majoritaire de l’ESS, représentent au moins deux tiers des capacités d’accueil des structures accueillant des enfants (crèches, centres aérés, structures d’accueil spécialisées), des personnes en situation de handicap (structures d’accueil, ESAT…) et des personnes âgées (gestion d’Ehpad…) et environ 60% de l’offre de services sociaux et médico-sociaux. La plupart des clubs sportifs, des centres sociaux et culturels, des organisations de protection des droits (droits des femmes, des enfants, des consommateur-ice-s, de la nature…) font partie de l’ESS.
L’édition 2020 du mois de l’ESS s’est déroulée dans le contexte inédit de la crise de la Covid-19 et du second confinement. La situation sanitaire et ses conséquences socio-économiques ont durement déstabilisé les organisations de l’ESS. La crise a aussi été source de difficultés pour nous, chercheurs et chercheuses qui travaillons sur ces structures. Mais elle a aussi permis de mettre en lumière l’importance de l’ESS pour répondre à la crise que nous vivons et la créativité des réponses qu’elle y apporte. La centralité de l’ESS dans la résilience des sociétés et des territoires face à la crise de la Covid-19 renforce la pertinence de développer des travaux de recherche sur, et avec ces acteurs.
Des structures de l’ESS durement touchées par la crise
Les structures de l’ESS sont très sollicitées pour répondre aux conséquences socio-économiques de la crise. On peut évoquer par exemple la demande d’aide aux banques alimentaires, qui explose avec la baisse de revenus associée à la Covid19, ou encore la montée dramatique des violences conjugales et familiales ainsi que de l’isolement social pendant les confinements. Les structures de l’ESS sont donc fortement sollicitées pour répondre à la crise. On parle ici à la fois de réactions rapides pour faire face à l’urgence sociale, mais aussi d’une réponse à moyen et long termes face aux effets durables de la crise sur la vie des citoyens (précarisation du travail, perte de revenus, décrochage scolaire…), voire pour proposer un nouveau modèle pour éviter que la situation ne se reproduise. Ces missions ambitieuses confiées à l’ESS doivent être accomplies alors même que le secteur a été lui-même très déstabilisé par la crise. D’abord, les structures de l’ESS sont largement représentées dans des secteurs en première ligne pendant la crise sanitaire, comme le secteur médico-social ou la protection sociale. Ensuite, la crise a durement affecté la gestion des ressources humaines des structures. Ainsi, les associations doivent composer avec la démographie de leurs bénévoles : les seniors représentent 35% des bénévoles et plus de la moitié des responsables associatifs et sont la catégorie d’âge la plus engagée en termes de volume horaire, de disponibilité et de régularité de l’engagement (France Bénévolat, 2015). L’âge ayant été identifié comme un facteur de risque face à la Covid-19, les associations n’ont pas pu mobiliser cette population sur le terrain. Elles ont aussi fait face aux difficultés d’organisation du travail : de nombreuses activités salariées et bénévoles ne peuvent pas s’exercer à distance, ou sont réalisées sous un mode dégradé. La continuité de l’accompagnement des personnes bénéficiaires a pu être un défi avec les contraintes sanitaires. Sur le plan économique, les structures de l’ESS reposent sur des business models divers. Certaines ont pu bénéficier des dispositifs d’aide publique de soutien à l’économie, comme la prise en charge du chômage partiel des travailleur-se-s salariés. Le plan de relance dévoilé en septembre 2020 prévoit aussi un budget, et des dispositifs spécifiques à destination des structures de l’ESS, répondant en partie aux critiques des précédents plans(4) qui ne prenaient pas en compte les particularités de ces organisations(5). Parmi les difficultés économiques rencontrées, on peut signaler la fragilisation de l’emploi, la précarisation des contrats de financement (reconduction ou non des financements pour des actions n’ayant pas pu être menées en 2020), la perte de revenus d’activités associée au confinement (par exemple, peu ou pas de recettes associées à l’organisation d’événements en présentiel pour les associations culturelles). La déstabilisation du bénévolat et les coûts qui y sont associés est aussi importante, bien que la valeur économique de cette activité non marchande soit difficile à évaluer. Les structures dont le modèle économique reposent sur les dons sont dans l’incertitude quant aux revenus qu’elles pourront générer : si la générosité des français-e-s semble avoir été stimulée par la crise à court terme(6), les conditions sanitaires pourraient affecter les collectes de fonds de fin d’année, traditionnellement décisives pour leur équilibre financier. L’ESS recouvre des modèles économiques très différents dont il faut tenir compte pour exposer de façon nuancée les impacts de la Covid-19 et les défis à relever.